Antiaounisme et crise de nerfs


Mieux que l’anticommunisme, plus fort que l’anticapitalisme, largement plus con que l’antiaméricanisme, voici l’antiaounisme.

Produit libanais de grande consommation, label incontrôlé et incontrôlable qui nuit gravement à la santé de la démocratie et du débat politique intelligent, l’antiaounisme se résume à détester le général Michel Aoun. Et tout ce qui le touche, de près ou de loin.

L’antiaouniste, forcément primaire, voit en Aoun le mal suprême, la bête immonde, le frère jumeau de Dark Vador, le fils naturel de Fu Manchu, l’avatar terrestre du Léviathan.

L’antiaouniste est obnubilé. Obsédé. Tout ce qui va mal au Liban c’est de la faute à Aoun. Tout. La montée du takfirisme, c’est la faute à Aoun. L’économie qui s’enlise, la pauvreté galopante, la pollution pandémique, c’est la faute à Aoun. La corruption, l’insécurité, le chômage, la vieillesse, les maladies, les tempêtes, les embouteillages, les incendies de forêts et les feux rouges qui fonctionnent mal, c’est encore et toujours la faute à Aoun.

Le lieu d’expression favori des antiaounistes, le terreau fertile où ils peuvent s’épanouir et fleurir comme des orangers au printemps c’est évidement Facebook. Quoi que vous y postiez, ils vous répondront Aoun. 

Si vous rendez hommage à un artiste disparu, ils disent oui c’est triste, mais le plus triste c’est que Aoun soit encore là. Si vous écrivez un statut sur les Pandas des montagnes du Qinling, sur les loutres géantes d’Amazonie, ou même sur les conséquences des éruptions solaires, ils trouvent toujours un moyen d’en revenir à Aoun. Inévitablement. Immanquablement. Irrémédiablement.

Leur détestation obsessive va jusqu’à éliminer de leur garde robe, de leur salon et même de leur frigo, tout ce qui est orange. Sous prétexte que l’orange est la couleur officielle du mouvement aouniste. Certains vont même jusqu’à ne plus manger le fruit, ni boire son jus, ni même avaler de la Vitamine C effervescente, pourtant si bonne pour la santé.

Quelque uns ont également arrêté de consommer des carottes parce que ces malheureux légumes sont de la même couleur que l'agrume aouniste . 

Et vu que Michel Aoun est aujourd'hui presque certain d'être élu président de la République, la fine fleur de l'antiaounisme est au bord de la crise de nerfs, de l'apoplexie, voire de la jaunisse. Quelques uns ont, parait-il, déjà commencé à déclamer : "Ôrange, ô désespoir..."

Mais comme la nature aime l’équilibre, face à l’antiaouniste primaire, elle a évidemment créé le aouniste primaire. Pour ce dernier, Aoun est à la fois De Gaulle, les Beatles, Zeus et Mère Teresa. C’est un fan, une groupie, un adorateur, qui répètera le torse fier et le regard vers l’horizon toute parole, par définition sacrée, de son idole.

Bien qu’ils s’abhorrent, ces deux primaires ont plus de points communs qu’ils ne le pensent, si penser leur venait un jour à l’esprit : une même sévère déficience du sens critique, un même rejet organique de toute objectivité, et enfin, une identique carence de sens de l’humour.

Si un soir d’hiver sibérien, Aoun déclare qu’il fait beau et chaud, le aouniste primaire ira du pas volontiers des marcheurs de Compostelle se choper une pneumonie sur une plage de Jiyeh. 

Et si Aoun fait la même déclaration un jour d’été caniculaire, l’antiaouniste se jettera sur son armoire, enfilera un pull, s’enveloppera d’une doudoune bien étanche, en n’oubliant pas de mettre le chauffage au maximum.


© Claude El Khal, 2016